XV
Natacha paya les bas – un prix encore élevé pour des paires de reste, cependant pas excessif –. Elle salua la vendeuse et quitta le magasin.
Elle avait hâte d’aller surprendre sa grand-mère.
Quand celle-ci ouvrit la porte et aperçut la jeune fille, son visage s’éclaira.
- Natacha ! Je ne t’attendais pas ce matin… Cela me fait plaisir de te voir, tu sais ?
Et puis, réalisant soudain que Natacha avait mis le petit tailleur de ses vingt ans :
- Entre, et montre-toi un peu mon ange… Tu es magnifique ! Si tu savais comme je suis contente de te voir ainsi… Ce tailleur te va comme un gant ! Mieux qu’à moi… (elle en rajoutait un peu, comme souvent).
Natacha entra.
- J’étais en train de faire du thé, tu en veux une tasse ?
La jeune femme acquiesça. Elle s’assit dans un des fauteuils de cuir du salon. Elle sentit, sous la jupe du tailleur, la gaine exercer une légère pression sur son ventre. Décidément, la position assise n’était pas la plus confortable…
Iryna la rejoignit, portant un plateau sur lequel elle avait disposé la théière de fonte et deux tasses de porcelaine, un petit pot de lait et une coupe garnie de morceaux de sucre. Elle posa le tout sur une petite table basse, entre les deux fauteuils et servit le thé. Natacha ajouta un peu de lait et de sucre et remua la tasse, tout en humant le parfum s’en échappant.
- Hum… ça sent bon… J’adore ton thé de grand-mère !
Iryna sourit. Avisant le sac portant l’enseigne du magasin de lingerie, que Natacha avait posé à côté d’elle, elle reprit :
- Ah ! Je vois que tu as fait des achats…
Natacha saisit le sac et répondit, tout en l’ouvrant :
- Je me suis acheté deux paires de bas.
- Tu n’aurais pas dû, je peux t’en donner d’autres paires. Mais ne me dit pas que tu as déjà filé celles que tu as emportées quand tu es venue…
- Non, rassure-toi… Je les ménage, les réservant pour les grandes occasions !
Sur ce, elle entreprit de lui raconter ses derniers exploits, l’achat du porte-jarretelles, après l’avoir quittée la dernière fois, la soirée avec Jean (en oubliant certains épisodes), enfin l’achat des bas, le matin même.
- J’ai mis la gaine aujourd’hui… Il faut que j’essaie de m’y habituer si je veux jouer le grand jeu ce soir.
- Cela ne m’étonne pas de toi, lui répondit Iryna, amusée. Comment te sens-tu dedans ?
- Euh, à vrai dire, en ce moment, assise comme cela, ce n’est pas vraiment le pied.
- Oui, je m’en doute. C’est un modèle renforcé sur le devant, une gaine de bon maintien, comme au disait autrefois. Cela demande un peu de patience et de pratique pour s’y faire. Comme certaines chaussures.
- Et tu n’as pas quelque chose qui ressemble, en moins rigide.
- Hélas non, ma chérie. Une fois qu’on est habituée à une certaine tenue, il n’est pas évident de revenir à une ceinture plus souple. C’est un peu comme de passer d’une Porsche à une Deux-chevaux !
Les comparaisons que sa mamie se plaisait à faire avec le monde automobile amusaient Natacha. Elle ne put réprimer un petit rire joyeux.
- Tu ris, mais c’est la vérité.
- Bon en attendant, j’aimerais bien trouver quelque chose de moins serré !
Iryna examina les bas achetés par la jeune femme.
- Ils ne sont pas mal. A vrai dire, je ne pensais pas qu’on puisse encore en trouver de semblables.
- C’est un stock relativement ancien, à ce que j’ai compris.
- Tu as remarqué, une des paires a la couture ?
- Oui, j’avais envie d’en avoir une paire, pour essayer à l’occasion.
- J’en ai souvent porté au début des années 50. Il n’y avait presque que cela dans les merceries. Quand les bas sans couture sont arrivés, la plupart des femmes les ont adoptés, les plus âgées exceptées. Ma mère par exemple, n’a jamais voulu en acheter. Elle trouvait cela vulgaire et ne comprenait pas que je m’y sois mise. Il faut dire que, pour les femmes de sa génération, les bas représentaient quelque chose de très important. Pendant la guerre, alors qu’ils étaient introuvables (la soie et le nylon étaient réquisitionnés par l’armée), nombreuses sont celles qui se peignaient les jambes et dessinaient au crayon une couture en trompe-l’œil… Moi, j’étais encore trop jeune pour qu’on m’autorise à mettre des bas : je n’ai pas connu cela !
Natacha captivée par le récit de son aïeule, buvait ses mots. La vieille dame marqua une pause dans son récit. Un nuage passa sur son front. Elle poursuivit :
- La paire que tu as achetée a la couture en pointe. Ce sont ceux que je préférais. D’autres avaient un renforcement carré à la cheville, beaucoup moins élégant à mon goût.
Elle marqua une nouvelle pause.
- Quand tu les mettras, j’aimerais bien te voir avec. Cela me rappellera des souvenirs !